Pourquoi le riviéreux moyen 2014-2021 aurait-il été sur EVO ? Quand il lance son navigateur, sa page d'accueil c'est Facebook. C'est un peu son assistant de vie en ligne, même s'il ne s'en rend pas compte. La multinationale le connait et sait ce qui est bon pour lui (mais aussi ce qui est bon pour elle) : pas besoin de chercher, les infos sont à portée de main, pré-sélectionnées. Quelqu'un a publié une photo d'une rivière du coin ? Facebook lui montre la photo et regarde si ça lui a plu. Il veut mettre une vidéo de sa dernière sortie ? Hyper simple, et tous ses amis facebook peuvent la voir. Tout est uniformisé, l'interface est la même pour uploader une vidéo de kayak ou les photos de l'anniversaire de tata. Le pied on vous dit, plus besoin de s'encombrer de détails techniques. Et tout ça gratuit !
Le CRCK Auvergne se bat contre la préfecture de Haute-Loire pour faire tomber les arrêtés anti-kayak ? Si notre apprenti baigneur habite là-bas, Facebook lui montre l'info. Si par contre toutes ses traces GPS sont autour de Narbonne, pourquoi lui montrer ? Cela va probablement l'ennuyer, peut-être lui faire passer du temps à des activités peu monnayables, ou juste lui donner mauvaise conscience. On ne fait pas 16 milliards de dollars de bénéfices annuels en ennuyant les gens de la sorte.
Ah, justement, les pêcheurs s'agitent aujourd'hui en Haute-Loire. Ils ont vu que le CRCK était encore vent debout contre la préfecture et ils en ont marre de voir "ces branleurs mal rasés dans leurs suppos en plastique" : c'est Alfred, un membre de la fédé locale de pêche, qui l'a écrit dans Messenger à un autre. Les algo de Facebook ont de suite détecté une situation à risques (10 ans en arrière, ils auraient juste proposé des gélules laxatives à Alfred ; Dieu merci, le progrès ne s'est pas arrêté en si bon chemin). Les personnes catégorisées dans le même profil qu'Alfred sont nombreuses et se vendent cher à plusieurs gros publicitaires. Des profils bien plus juteux que les fans du CRCK : quarante-six tordus qui ne changent leur barcasse que lorsqu'elle ressemble à un chou-fleur à forcer de taper partout. L'un d'eux se vante même d'être décroissant, bien qu'il ne clique jamais sur les pubs pour la nouvelle gamme "Nestlé bien-être vegan". Alors hop, l'info du CRCK est enterrée. Non, aucune censure aujourd'hui : elle est toujours accessible en fouillant. Mais qui fouille encore en 2021 ? Puisqu'on vous dit que Facebook vous donne tout, tout prêt !
Ah, les quarante-six sont sortis de leur torpeur, se sont passé l'info (Facebook n'a pas encore adopté le nouveau changement de politique 2021.2 ; celui-ci leur permettra de filtrer directement le contenu des messages échangés via Messenger), et préparent une action. Ils ont posté une date et un lieu de RDV ! Voilà un contenu qui va intéresser les pêcheurs avec le profil "militants/fortement actifs/conservateurs/régionalistes". Il ne faut pas longtemps pour que 4 de ces profils marketing en colère signalent que le contenu est "inapproprié". Le message est retiré automatiquement, le doux monde de la publicité respire. Un pêcheur détendu est une marchandise de plus grande valeur ajoutée.
Un kayakiste est mort l'an dernier. Ils naviguaient à 3, aucun n'était sur Facebook. Un arbre tombé récemment dans un petit III a surpris l'ouvreur. La photo de l'arbre avait fait 340 vues sur un célèbre réseau social fermé : tous les utilisateurs savaient qu'il était particulièrement dangereux. La nouvelle de l'accident a été relayée sur Facebook ; un commentaire faisait la remarque suivante "RIP. En même temps, pourquoi ils ne regardent pas les infos à jour avant de partir, ces tarés ?". Certains utilisateurs d'EVO ont fini par penser que leur site favori était devenu dangereux.
Le café Le Commerce, au Pont de Montvert, n'a pas été repris depuis le départ en retraite du patron. Faut dire qu'il n'y avait pas de quoi en tirer un salaire. Sur Facebook, tous les sportifs qui se donnaient RDV près du Tarn voyaient une grande pub "Starbucks Florac", et ça marchait bien. Starbucks Corporation paye des espaces ciblés pour lancer les nouveaux magasins de sa chaîne, le temps qu'ils fassent leur trou. On dit que les kayakistes voyaient plutôt des pubs de promo sur les méga-packs Heineken, à l'Intermaché de Florac. A quelques kilomètres, les Brasseurs de la Jonte licencient et tentent de tenir le coup malgré tout. On leur souhaite de garder assez de fonds pour se payer des espaces de publicité chez Facebook.
Novembre 2021 : Cinq Toulousains passent par la Haute-Loire. Il visent le Lignon du Velay, un vieux bouquin affirme que c'est une perle. Et paf, les voilà à l'arrivée, cueillis par les flics qui attendent leur carnet de chèques. "Mais on savait pas !" tentent t-ils.
Ils quittent les lieux en se disant "région de merde". Pour se calmer, l'un d'eux poste son expérience sur Facebook. Très peu de gens voient l'info en dehors de la Haute-Loire... Pour lui par contre, s'affichent des publicités de l'office de tourisme palois, qui promeuvent le bassin de Pau. Tiens, c'est vrai, il n'y avait pas pensé. La prochaine fois, un coup de bassin, c'est propre et sûr. En plus, un encart Airbnb lui montre qu'il y a des apparts pas cher dans le coin : mieux qu'une tente qui prend l'eau au bord d'un pissou par -2°C.
Juin 2022 : Atmosphère tendue au CDCK Lozère. Comment va se passer la mobilisation contre le barrage qui devrait noyer le Gouffre des Meules ? En tout cas, ils ont prévu de mobiliser via Facebook, (presque) tous les kayakistes sont dessus. C'est vraiment un super moyen de communiquer librement, de rassembler une communauté, de travailler ensemble et... maintenant, c'est la seule solution disponible.
Tout ce pavé pour attirer votre attention sur quelques points, qu'on ne peut pas prendre le luxe d'ignorer :
- Facebook n'est pas ouvert à tous : certains ont fait le choix conscient et souvent réfléchi de s'en écarter, ils ont plein de bonnes raisons[1]. La petite communauté kayakiste en ligne est coupée en 2 mondes parallèles qui ne partagent plus via le web. Heureusement qu'on se voit dans les rassemblements... généralement encore annoncés sur EVO
- Facebook n'est pas là pour relier les individus entre eux. Il est fait pour relier les utilisateurs de Facebook (et seulement eux) à Facebook (et seulement lui) afin d'optimiser leurs échanges pour en tirer des profits maximaux. Influer ainsi sur la forme et le fond des communications a aussi pour effet de refaçonner le monde, mais pas forcément dans l'intérêt de tous.
- Facebook est une multinationale qui compte 2 milliards d'utilisateurs et fait de la valeur sur du profilage et de la publicité. La communauté kayakiste n'est probablement pas très légitime chez eux : elle est ridiculement petite et ne représente, je crois, que peu d'argent. Et j'oserais même penser, mais je rêve peut-être, qu'elle est généralement assez loin du consumérisme de masse et du tout-argent.
- Facebook le site web, je dirai presque qu'on s'en fout. D'ici 3 ans, il est plausible qu'il soit devenu totalement has-been pour les moins de 50 ans (le gros de nos troupes, ne vous vexez pas les autres
). Mais si ses utilisateurs n'ont pas conscience de ces enjeux, ils auront sans se poser de questions reporté leur utilisation sur un autre outil commercial centralisé, avec exactement les mêmes conséquences, et la perte des données précédentes en prime. Car non, les données que vous mettez sur Facebook ne vous appartiennent plus et ne sont plus maîtrisées par vous : elles disparaitront quand Facebook le décidera, ou quand il disparaitra. Comme les livres dans votre Kindle, à la différence qu'il n'y aura pas moyen de les retrouver en librairie.
Sachant cela, chacun est amené à faire ses choix. On peut évidemment assumer d'adhérer à une puissante multinationale et de l'aider à développer sa vision du monde, mais il faut le faire en son âme et conscience plutôt que par suivisme ou par facilité. Les conséquences politiques et sociales sont trop importantes, notamment pour la micro-tribu que nous sommes. Et ne comptez évidemment pas sur Facebook pour vous présenter ce choix-là...
Et j'espère aussi vous avoir fait toucher du doigt que nous avons l'immense chance de disposer, depuis longtemps, d'une alternative de qualité, faite par nous et pour nous. Pour l'instant.
Et toi qui es sur Facebook par défaut, qu'est ce qui te freinerait concrètement à revenir traîner tes chaussons troués sur EVO ?
[1] Si elles vous intéressent, je vous conseille cet article du Framablog qui vaut largement les 20 minutes nécessaires à sa lecture : framablog.org/2017/01/23/si-on-laissait-tomber-facebook